Paul Biya : 41 ans de pouvoir d’un « monarque républicain »
Arrivé à la magistrature suprême le 06 novembre 1982 suite à la démission du Président Ahmadou Ahidjo dont il était le « successeur constitutionnel » en tant que Premier ministre, Paul Biya a réussi contre vents et marrées à se maintenir au pouvoir, confortant sa déclaration selon laquelle « ne dure pas au pouvoir qui veut, mais qui peut ». Au fil du temps le « sphinx », âgé de 90 ans le 13 février 2023 donne l’impression à tort ou à raison d’être devenu un monarque à la tête d’une République. Décryptage.
Par Achille Mbog Pibasso
Passé l’euphorie de l’accession à la magistrature suprême, l’homme du 6 novembre 1982 rattrapé par les réalités du pouvoir, se fait le sourd, le muet, l’aveugle et parfois le mort, mais surprend toujours. Le voilà donc âgé de 90 ans (13 février 1933 – 13 février 2022) et, depuis 40 ans président de tous les Camerounais : du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, de l’intérieur à l’extérieur. Quatre décennies au pouvoir, mais en réalité 60 ans dans les hautes sphères de la Nation, pour avoir été juste après l’indépendance du Cameroun le 1er janvier 1960, plusieurs fois ministres, puis Premier ministre depuis 1975 avant la modification de la Constitution en 1979 qui l’avait consacré « successeur constitutionnel » du président Ahmadou Ahidjo qui a dirigé le pays de 1960 jusqu’à sa démission inattendue le 04 novembre 1982.
Après la prestation de serment le 06 novembre 1982, Paul Biya est devenu le Président de ceux qui, avec leurs tripes et à leur manière, l’ont aimé, adulé, suivi, servi, haï, combattu, dénigré, trahi, dans ses promesses, ses slogans, ses grandes ambitions, ses grandes réalisations, ses grandes opportunités, ses discours, ses silences, ses embardées, ses moments de grâce, ses vicissitudes. Tel un roseau, Paul Biya qui a consacré plus de six décennies au service de son pays a souvent plié sans rompre, déjouant toutes les prévisions et tous les pronostics, d’où le fameux surnom de « sphinx » qui lui colle sur la peau. Candidat à la prêtrise dans les années 1940 formé par les Pères Pallotins d’abord au séminaire Saint Tarcissius d’Edéa, puis au séminaire Saint Joseph d’Akono, celui qu’on prête alors une sympathie avec le parti nationaliste, l’Union des populations du Cameroun (UPC) quitte le Cameroun dans les années 1950 pour les études supérieures en France avant de retourner au pays aux lendemains de l’indépendance en 1960 pour intégrer le gotha administratif et politique qu’il n’a plus jamais quitté jusqu’aujourd’hui. D’abord par les rayons du « soleil » (emblème de l’Union nationale camerounaise, UNC), puis par « la flamme » (emblème du Rassemblement démocratique du peuple camerounais, RDPC), formation politique dont il reste et demeure le président fondateur depuis le 24 mars 1985.
Rigueur et moralisation
Son accession au pouvoir est marquée par un discours novateur adossé sur la « rigueur » et la « moralisation » et dont son livre « Pour le libéralisme communautaire » paru dans la foulée contient son programme de société. Mais la gestion du pouvoir se heurte aux réalités du terrain. Les premières fissures apparaissent dans ce qui était le socle des relations entre Ahmadou Ahidjo et Paul Biya, le premier ayant gardé la présidence du parti unique l’UNC, et dont des pirouettes constitutionnelles consacrait la primauté du président du parti sur le président de la République. Un bicéphalisme de fait qui ne pouvait rester longtemps sans conséquence, puisque dès 1983, les nouvelles autorités dénoncent des « tentatives de déstabilisation des institutions », poussant l’ancien chef de l’Etat Ahidjo en exil, avant la tentative du putsch par ses « partisans » le 6 avril 1984. Ce sanglant événement aura un impact sur la conduite des affaires de l’Etat.
En créant un nouveau parti politique en 1985, Paul Biya matérialise la rupture avec son « illustre prédécesseur » surtout que dans la foulée Ahmadou Ahidjo sera jugé et condamné par contumace avant son décès le 30 novembre 1989, à Dakar, au Sénégal où reposent d’ailleurs ses restes. Dès 1987, Paul Biya initie les premières élections pluralistes au sein du parti unique, le RDPC, ce qui fut marqué par la chute de plusieurs barons et l’arrivée des jeunes loups. Entretemps, la conjoncture économique commence à avoir des effets néfastes sur les Camerounais. Pour rassurer ses compatriotes, le Président de la République déclarera dans un discours mémorable à l’Assemblée nationale que « le Cameroun n’ira pas au FMI », avant d’être rattrapé par les réalités du terrain qui amèneront le Fonds monétaire international (FMI) à mettre l’économie camerounaise sous ajustement structurel. La suite, on la connait, avec les conséquences désastreuses du Programme d’ajustement structurel (PAS) imposé par Brettons Wood qui continuent quarante ans plus tard d’impacter la vie des Camerounais. La rigueur et la moralisation feront long feu, ravivant la mal gouvernance ce qui fera figurer le Cameroun au peloton de tête des pays les plus corrompus au monde.
Retour au multipartisme
La décennie 1990 est celle qui consacre l’ouverture démocratique avec le retour au multipartisme. Juste après le discours de la Baule (France) où le président François Mitterrand lui aussi sous la pression du Vent d’Est porté par la Pérestroïka, pousse « les dictatures africaines » à lâcher du lest. Dès 1991, les premiers partis politiques sont légalisés, dont l’UPC. La détente politique consacrera l’amnistie de certaines figures politiques : Amadou Ahidjo, Ruben Um Nyobè et différents leaders de l’UPC… Mais c’est aussi le temps des conférences nationales à travers le continent avec des fortunes diverses, même s’il faut reconnaître que celles-ci permettront des alternances politiques dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre notamment. Pour le cas du Cameroun, Paul Biya déclarera sans ambages que « la conférence nationale est sans objet pour le Cameroun ». Ainsi fut dit, ainsi fut fait. L’opposition prend le « pouvoir de la rue » à travers l’organisation des « villes mortes », une désobéissance civique qui fera vaciller le pouvoir. On n’a même le sentiment que deux forces antagonistes dirigent le Cameroun. Douala, la métropole économique est le bastion de la contestation politique. Paul Biya y effectuera une visite en déclarera en signe de défiance à l’opposition, « me voici, à Douala, me voici donc à Douala… ». C’est dans ces circonstances qu’interviennent les premières élections pluralistes. Paul Biya remporte d’un cheveu la présidentielle de 1992 devant le candidat de la coalition de l’opposition John Fru Ndi, par ailleurs porte-étendard du Social democratic front (SDF). Ses partisans contestent, mais la réalité est là, Paul Biya est toujours au palais d’Etoudi et dirige le pays, des apparatchiks du régime le poussant à durcir le ton en décrétant le commandement opérationnel par-ci, l’Etat d’urgence par-là. Les législatives qui suivront confirmeront la tendance pour « le changement » puisque l’opposition remportera 92 sièges à l’assemblée nationale contre 88 députés pour le RDPC. Suspens général, l’on se demande de quoi demain sera fait …
Alors que les Camerounais s’apprêtent à vivre leur première cohabitation, un coup de tonnerre qui amenuisera leurs espoirs de changement. Excellent manœuvrier, Paul Biya saura coaliser avec le Mouvement pour de la Défense de la République (MDR) de Daikolé Daissala avec ses 6 députés pour garder la majorité au parlement. Il ne s’arrêtera pas en si bon chemin pour ne pas dépendre d’un allié qui pourrait se révéler capricieux, voire « gourmand ». Politicien habile, voire rusé, Paul Biya ne veut pas être à la merci du MRD, raison pour laquelle il étoffera la majorité présidentielle avec les 18 députés de l’UPC, la tendance dirigée alors par le secrétaire général, Augustin Frédéric Kodock. Désormais, « le sphinx » retourne la situation en sa faveur. Il ne peut plus s’amuser, puisqu’il fera tout pour renforcer une position dominante. Les élections qui ont suivi permettront à Paul Biya de conforter son pouvoir, en y intégrant l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP) de l’ex Premier Bello Bouba Maigari et d’autres formations politiques dont l’Alliance nationale pour la démocratie et le progrès (ANDP) et d’autres formations politiques satellitaires.
Crise anglophone
Illustration, depuis la présidentielle de 1997, Paul Biya roule en roue libre, sans véritable concurrent. Cela l’a-t-il poussé à dormir sur ses lauriers comme affirment ses contradicteurs ? Ce n’est pas impossible d’autant que même l’opération d’assainissement des mœurs publiques dénommée « Opération épervier » enclenché dans la seconde moitié de la décennie 2000 après une longue période où le chef de l’Etat attendait les « preuves » de détournement de deniers publics ne semble pas avoir produit des fruits escomptés en dépit de l’embastillement de quelques pontes de la République. Le manque de lisibilité des « affaires » donne le sentiment que « l’Opération épervier » est un règlement de comptes entres des camps et clans qui se battent au sein du pouvoir pour la succession à la tête du pays.
Entre temps, la nouvelle Constitution de 1996 consacrant « la modernisation des institutions » fait l’objet d’une application progressive avec la création du Sénat, des Régions, du Conseil constitutionnel opte pour la décentralisation en lieu et place du fédéralisme souhaité par une frange de Camerounais. Dans cette vision politique divergente, et alors que les Camerounais étaient tournés pour combattre la secte Boko Haram qui sévit dans l’Extrême-nord du pays, d’autres compatriotes ont depuis 2016 transformé des revendications politiques en tentative de partition du pays ; d’où les violences depuis lors dans les régions anglophones du Nord-ouest et du Sud-ouest. Malgré l’organisation d’un Grand dialogue national (GDN) pour apporter une solution apaisée, des personnes sans foi ni loi alimentent la violence et l’extrémisme en commettant des atrocités les plus inimaginables sur de paisibles citoyens. Ceux qui disaient combattre pour une idéologie ont rapidement laissé transparaître le caractère animal qui sommeille en eux.
Au-delà des divergences, les Camerounais dans leur écrasante majorité ont compris la nécessité de rester dans un pays uni en refusant de suivre des aventuriers dans leur tentative de partition du pays. Toutefois, cette union sacrée ne devrait pas amener le Pouvoir à s’arrêter en si bon chemin. Parce que le chemin qui mène à la réconciliation et à la paix est loin d’être un long fleuve tranquille, il a intérêt à multiplier des initiatives pour que tout redevienne normal dans cette partie du pays. Des assassinats, des prises d’otages, la destruction des biens qui meublent l’actualité quotidienne devraient amener des dirigeants à se montrer plus préoccupés sur les réalités du terrain au détriment des « rapports » manipulés de quelques responsables qui laissent croire que « la situation est sous contrôle ». Autrement dit, après le GDN, rien n’empêche d’organiser une deuxième, voire une troisième rencontre du genre d’autant cinq ans après, l’implémentation des résolutions du Grand Dialogue National reste questionnable.
Panthéon de l’Histoire
A l’approche de la fin de son mandat, Paul Biya qui aura 92 ans lors de la prochaine présidentielle en 2025 ne laisse rien transparaître sur son « avenir » politique. Tenant compte de son grand âge, sera-t-il candidat pour un énième mandat ou s’effacera-t-il pour laisser la place à quelqu’un d’autre ? C’est une question que les Camerounais de tous bords politiques se posent. Jusque-là, Paul Biya ne donne aucun signe. Il reste muet, y compris aux « appels » de certains « hypocrites » au sein du RDPC qui crient à cor et à dia pour sa candidature à la prochaine élection présidentielle. Un silence assourdissant qui laisse ses compatriotes pantois et les met dans l’expectative.
Pour l’avenir du Cameroun, de nombreux compatriotes suggèrent que ce silence devrait être rompu. Compte tenu du contexte sociopolitique, des enjeux qui en découlent, Paul Biya répondra-t-il « oui », ou bien se laissera « flatter » en répondant « je vous ai compris » à ces « appels du peuple » ? Optera-t-il pour l’inverse en décidant de quitter la scène ? Autrement dit, Paul Biya qui s’est toujours montré contre le dauphinat changera-t-il d’avis ? Restera-t-il au pouvoir jusqu’au dernier jour ? Bien malin qui pourra répondre avec exactitude. Pendant que l’on est accroché au « oui » ou au « non » de celui que d’aucuns qualifient de Grand timonier, il ne faut pas perdre de vue que dans le camp présidentiel, ce ne sont pas des ambitions qui manquent, tout au moins, en sourdine car personne n’ose publiquement défier « le patron ». Ils sont d’ailleurs nombreux qui piaffent d’impatience pour la fonction suprême. Quoi qu’il en soit, parce que la fonction présidentielle engage l’avenir de toute la Nation, c’est donc le Cameroun dans sa globalité qui s’interroge sur son avenir au moment où l’on célèbre quatre décennies de pouvoir de Paul Biya. Face aux difficultés socioéconomiques, de nombreux Camerounais ont le sentiment d’être abandonné par le pouvoir. Ils ne s’en cachent pas pour dire que le « Renouveau » ne semble plus en mesure de répondre aux préoccupations quotidiennes des Camerounais ? L’inflation galopante et la privatisation du service public confortent cette thèse. La pauvreté est galopante, le développement ayant plutôt amorcé une pente déclinante à l’instar du délabrement des infrastructures à travers le pays. Des incertitudes actuelles amènent à s’interroger de quoi demain sera fait. Dans ce concert de questionnement généralisé des Camerounais quelle pourrait être la réponse du chef de l’Etat? Aussi incertain que cela semble, le Président de la République peut-il encore apporter des réponses idoines aux préoccupations de ses compatriotes? Quelle pourrait donc être la dernière balle du Shérif ? Entre une ou mille questions une certitude demeure: qu’on l’aime ou pas, qu’on soit d’accord avec lui ou pas, qu’on partage sa vision politique ou pas, l’Histoire du Cameroun continue de s’écrire et s’écrira forcément avec Paul Biya.
In fine, ce Paul Biya qui voudrait que les Camerounais gardent de lui le souvenir de « l’homme qui a apporté la démocratie et le progrès » est-il en train d’atteindre cet objectif ? Sous quel prisme entrera-t-il dans le panthéon de l’histoire ? Ce n’est pas obligatoirement à Lui d’y répondre, mais il reviendra justement à l’Histoire d’en juger…
NB : ce texte publié le 06 Novembre 2022 à l’occasion du 40è anniversaire de l’accession de Paul Biya à la magistrature suprême a connu quelques modifications lors de la célébration le 13 février 2023 de son 90è anniversaire ; il reste d’actualité en ce 41è année de son pouvoir.